GUILLÉN (J.)

GUILLÉN (J.)
GUILLÉN (J.)

Jorge Guillén fut l’un des représentants les plus illustres de la génération poétique espagnole des années 1920 qui, autour de Federico García Lorca, a groupé une pléiade de poètes parmi lesquels se détachent, outre Guillén, Pedro Salinas, Vicente Aleixandre, Luis Cernuda et Rafael Alberti.

Admirateur et ami de Paul Valéry, superbe traducteur du Cimetière marin , Guillén, à l’instar de l’auteur de Charmes , semble avoir recherché d’abord cette même quintessence de la sensation qui, délivrée du phénomène et de son mouvoir, se résout dans la clarté tout idéale de l’esprit.

Résolument hostile à une conception de l’œuvre qui laisserait l’inconscient lui dicter ses lois, Guillén n’acceptait pas davantage les sollicitations d’une poésie de l’intellect, toujours «trop pure» à ses yeux. C’est l’homme tout entier que les poèmes de Guillén, centrés autour du noyau original de Cántico , expriment dans son double destin de présence au monde et de déchirement. Guillén fut le poète des «heures situées» – limites, certes, mais limites heureuses pour la créature qui sait, à l’instar de ce poète de l’Affirmation, y reconnaître la vraie mesure humaine de l’Être.

Vers le livre unique

Né à Valladolid en 1893, Jorge Guillén s’oriente, après des études classiques poursuivies à Madrid, vers la carrière de professeur qu’il exercera en Espagne jusqu’en 1936, puis aux États-Unis, lorsque la guerre civile espagnole le contraint de s’expatrier. C’est en 1918, à Paris, où il occupait un poste de lecteur à la Sorbonne, que se déclare sa vocation poétique. En 1928, il publie à Madrid, sous le titre de Cántico (Cantique ) un recueil de soixante-quinze poèmes. L’élaboration de Cántico va dès lors orienter l’activité poétique de Guillén durant plus de vingt années. Deux éditions successives (1936, 1945) viennent grossir le recueil primitif dont la première édition complète paraît en 1950; elle comporte désormais trois cent trente-quatre poèmes. Les proportions considérables du Cántico de 1950 n’ont en rien altéré le projet original, souvent énoncé par Guillén, de composer, à l’image des Fleurs du mal de Baudelaire et de Feuilles d’herbe de W. Whitman, un ouvrage où la construction architectonique la plus rigoureuse aille de pair avec la croissance organique du livre à travers le déroulement d’une existence. L’entreprise de Cántico menée à son terme, Guillén a ressenti la nécessité de lui donner non une suite adventice, mais un répons qui soit, selon ses propres termes, «un éclaircissement et un complément». Ainsi ont vu le jour Maremagnum (Désordre ) en 1957; ... Que van a dar a la mar (... Qui vont se perdre dans la mer ) en 1960; A la altura de las circunstancias (À la hauteur des circonstances ) en 1963, qui forment, en regard de Cántico, une seconde somme poétique, d’égale importance, intitulée Clamor (Clameur ). En 1967, paraissait Homenaje (Hommage ). Ces trois ensembles sont ensuite réunis sous un titre commun, Aire nuestro (Air nôtre ), en un livre unique publié en 1968. Y otros poemas (1973) et Final (1981) parachèvent l’œuvre.

À travers la diversité des circonstances, des thèmes et des styles, la trilogie guillénienne retrouve l’unité initiale que, cinquante années auparavant, le poète s’était proposée comme but.

De «Cántico» à «Clamor»: un itinéraire ontologique

La cohérence de Cántico ne saurait dissimuler le caractère naturellement dynamique et progressif d’une œuvre dont l’élaboration s’étage sur trente et un ans. Il importe donc de s’attacher aux différents moments de ce livre qui s’est enrichi et singulièrement diversifié si on le compare au recueil de 1928. Celui-ci, à bien des égards, se présente comme une tentative d’appréhension volontairement intellectuelle du monde, à la manière de Valéry. Ce qui, chez ce dernier, demeure un jeu subtil de l’entendement, devient pour Guillén l’objet d’une quête aussi passionnée que méthodique. Par-delà la «cité accidentelle», le poète cherche à atteindre l’Être dans son «essence plénière universelle». Sous son regard, et par le truchement d’une parole qui renonce aux diaprures du discours symboliste, les paysages, les objets, les êtres humains se dépouillent de leur apparence transitoire. Blancheur et froideur rendent le monde simple, le réduisent à un schéma essentiel. Le poème de Guillén accède ainsi à un ordre abstrait où l’on a pu reconnaître, non sans raison, une manière d’équivalent verbal de l’entreprise cubiste.

Mais l’homme, absent des premiers poèmes, sinon par le vouloir mental, vient arracher à l’absence cette «mécanique céleste» régie par les lois infrangibles d’une géométrie sidérale. À partir de 1936, la poésie de Guillén cherche avant tout à approfondir l’accord entre l’être humain et le monde qui l’environne. L’important poème «Mas allá» («Au-delà»), qui désormais ouvre le livre, peut être considéré comme le véritable postulat de l’ontologie guillénienne. L’homme n’existe que par sa relation avec l’«au-delà», c’est-à-dire, toute référence transcendantale écartée, avec l’au-delà de soi, le monde extérieur. L’homme s’affirme en affirmant la création. Entre la créature qui s’enracine dans l’être et le monde qui s’accorde à elle s’établit l’«échange prodigieux» dans le présent permanent du vrai lieu paradisiaque, la terre. L’homme enfin parachève le monde en le nommant et s’unit charnellement à lui par l’amour de la femme, incarnation suprême de la réalité. Ainsi l’Être trouve-t-il son accomplissement dans les «heures situées» de l’homme; et le poète, à son tour, comme Guillén l’exalte dans la dédicace finale de Cántico , peut «consumer la plénitude de l’être dans la fidèle plénitude des mots».

Les poèmes que Guillén écrit en 1936 et 1950, et plus encore ceux qui forment Clamor , vont remettre en question cette harmonie ontologique. Des forces obscures apparaissent qui tentent de rompre la relation «fabuleuse» que l’homme entretient avec l’univers: la douleur, la mort, l’histoire surtout dans sa violence et son absurdité. Guillén, comme à son corps défendant, prend conscience que le non-être s’est glissé dans l’être; mais le scandale, pour ce parménidien farouche, serait de s’y résigner. «Cara a cara» («Face à face»), le long poème qui vient clore le Cántico définitif, se propose – difficilement – de rétablir l’ordre originel du cosmos: «Nier la négation. Vaincre sa troupe.» Il ne s’agit pas pour Guillén d’un simple refus verbal. Ce «Temps d’histoire» – tel est le sous-titre de Clamor – exige de chacun un engagement dans les actes. L’accent qui auparavant portait sur le monde extérieur se reporte à présent sur l’homme et le rôle «héroïque» qui lui est imparti. À l’instar de don Quichotte, l’homme doit faire œuvre de «chevalier» contre les forces de la nuit en instaurant et en défendant un ordre dans un monde qui se défait sans cesse. Le chevalier par excellence sera le poète, puisque, à travers les vicissitudes maléfiques de l’histoire – Clamor – , il reste fidèle au pacte conclu avec le monde naturel – Cántico – et invente un univers soumis à une architecture nécessaire sur laquelle le hasard – le temps, la mort – n’a plus de prise.

L’œuvre d’art témoigne de cette «vie extrême» que toute la démarche de Guillén célèbre et à laquelle son dernier livre rend un hommage majeur à travers la poésie de tous les siècles.

C’est sur l’affirmation initiale de Cántico que peut s’achever Aire nuestro: «Il n’y a pas de solitude. Il y a cette lumière entre nous tous. Je suis avec vous.» Mais cette affirmation ne prend plus assise sur une harmonie préétablie du monde; elle ne doit son existence qu’à la seule volonté de l’homme. Pareille attitude implique, chez Guillén, une esthétique très consciente de son art. Certes, les poèmes du dernier Cántico et de Clamor n’offrent plus la cristallisation lapidaire à laquelle s’enchantait le poète des années 1920-1930. Langue, composition, métrique se sont libérées des contraintes formelles les plus astreignantes. La poésie demeure pour Guillén l’élaboration d’une structure verbale où l’involontaire et le discours du subconscient ne peuvent trouver place. Entre surréalisme et poésie pure, Guillén a maintenu ouverte la difficile voie médiane où la pensée et l’émotion, l’image et la mélodie, le sens et le son cherchent à s’accorder. Il est devenu, avant de mourir à Málaga en 1984, le poète classique des lettres espagnoles du XXe siècle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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